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Entre Alexandrie, Paris et Téhéran
23 avril 2013

L’INFLUENCE ARABO-MUSULMANE DANS LA DIVINE COMEDIE DE DANTE - Texte introductif de la conférence

Texte introductif de la conférence - Grande Mosquée de Paris - 6 avril 2013

 

Blake_Dante_Inferno_I

 L'Enfer, Chant I, 1-90 par William Blake (1757-1827)

Ce n’est pas sans vertige et sans inquiétude que l’on aborde un sujet aussi vaste et aussi complexe. Mais en s’armant de minutie, de recherche méthodique et raisonnable, on découvre la réalité du rapprochement des eschatologies  musulmane et chrétienne en juxtaposant le Livre de l’Echelle de Mahomet et l’immense chef d’œuvre poétique et mystique du poète florentin Dante, la Divine ComédieNous avons évoqué ici même, il y a quelque temps, l’orientaliste Christian Lochon et son beau travail de « bâtisseur de ponts ». C’est dans cette perspective que Son Excellence le Recteur Boubakeur et M. le Professeur Aiouaz, directeur de l’Institut Al Ghazali m’ont généreusement offert la prestigieuse tribune de la Grande Mosquée de Paris.

La question du rapprochement des eschatologies de deux religions abrahamiques a été posée pour la première fois en 1919 par Miguel Asin Palacios. Elle a aussitôt suscité de violentes réactions négatives. Mais l’anneau manquant, signalé à l’époque, ne fait plus défaut aujourd’hui. Il est agréable d’en présenter ce qui l’établit.

En guise de divertissement

Avant d’entreprendre cette étude assez austère, on ne résistera pas au plaisir de signaler une mise en garde malicieuse et spirituelle du grand érudit Alexandre Masseron. Et à l’instar de Montaigne, citons Horace (Odes IV,12) : « Misce stultitiam consilia brevem » (Mêlez un peu de folie à votre prudence) Dans sa préface à son INDEX de la Divine Comédie, il déclare : « Les commentaires des dantologues ne sont que des échafaudages ; il y en a même beaucoup qui sont des échafaudages inutiles. Ils n’ont jamais servi qu’à amuser leurs constructeurs (…) On confond assez fréquemment les deux mots « dantologues » et « dantophiles » (…) pour être un dantophile, l’une des premières conditions est d’apprendre à se méfier des dantologues : beaucoup de ceux-ci sont des maniaques. Il serait injuste de ne pas ajouter qu’il n’y a point de manie plus innocente (…) Alexandre Masseron, Index – p. 11 (éd. Albin Michel, 1950) « Tous ceux qui avaient la possibilité de faire imprimer leur prose s’improvisaient dantologues, et tous ceux qui avaient la possibilité de place une petite conférence leur emboîtaient le pas avec ardeur. Mais la science n’était pas toujours à la hauteur de la bonne volonté ; ce qui nous valut un nombre impressionnant de bévues de belle envergure, qui n’auraient pas déparé le très amusant volume de Paolo Bellezza, Curiosita dantesche. » (Milan, 1913).

Une bibliographie de la Divine Comédie, dont l’auteur se targuerait d’être complet, devrait-elle, par exemple, signaler l’article suivant qui parut, dans un journal à grand tirage de l’ouest de la France, au mois de décembre 1921 ? Je le copie textuellement : « On signale la présence à Paris, dans un restaurant à la mode, d’un garçon pas ordinaire qui saurait Dante par cœur et qui, entre un potage de soles farcies et des crêtes de coq en pagode au vin de Champagne, peut réciter n’importe quel tercet de l’Enfer. Quel piment ! Et comme on voudrait être de ces nouveaux riches qui, tout en dégustant une lotte du lac de Genève à la vestale, ou des beignets de blanc manger, ou seulement de l’oie à la carmagnole, peuvent se payer le luxe d’entendre le Dante (sic) leur crier, par-delà la tombe : « La fraude – dont toute conscience sent le remords – peut être employée par l’homme soit envers celui qui lui donne sa confiance, Soit envers celui qui ne la lui donne point. C’est pourquoi dans le cercle second prennent leur gîte les ruffians, les changeurs infidèles, les commerçants malhonnêtes et autres ordures. »

« Pour ceux qui aiment les émotions fortes, il est de fait qu’il doit y avoir une secrète volupté à fréquenter ce garçon. Jadis, jeune homme à la recherche d’une situation, je me souviens de n’avoir pu me défendre d’un certain frisson en apprenant que le cocher qui me conduisait était un docteur en droit qui n’avait pas réussi. Mais, comme il doit être plus prenant, quand on est adultère, simoniaque, hérésiarque, séducteur, traître, conseiller félon, fabricant de fausse monnaie ou plus simplement propriétaire ou fabricant d’obus, de demander négligemment au garçon qui vous verse le corton ou le mercurey : « dites-moi, mon brave, qu’est-ce qui se passe dans la cinquième bolge du huitième cercle ? » et d’écouter la réponse :

« Il est dans l’Enfer un lieu dit Malebolge tout fait de pierre et d’une couleur de fer,

Comme la ceinture de route qui l’enveloppe à son entour,

De part et d’autre, sur le fond rocheux et noirâtre de la fosse, je vis des démons cornus, armés de grands fouets, qui battaient cruellement les damnés par derrière, en se disant : « Bientôt ce sera mon tour. »

« Il paraît, d’ailleurs, que le restaurant ne désemplit pas. »

(Dante, Index.– Alexandre Masseron - Introduction bibliographique (pp194-195)

Albert Guillaume avait, en 1921 (année du sixième centenaire), exposé à la Société nationale des Beaux-Arts un tableau fort amusant : Dante et Virgile à la station Denfert. Le métro vient de s’arrêter. Par la porte ouverte d’un wagon, on aperçoit la foule comprimée jusqu’aux limites où peut atteindre l’élasticité humaine ; une voyageuse veut sortir ; quatre ou cinq voyageurs s’efforcent d’entrer : d’autres ont roulé à terre ; une dame est foulée aux pieds ; un carton à chapeau gît défoncé sur le trottoir ; les visages se crispent : des poings se lèvent ; Dante fait un geste d’horreur : « Je n’avais pas imaginé cela ! » pendant que Virgile garde sous ses lauriers une indifférence dédaigneuse et hautaine. La gloire même de Dante a provoqué cette Dantomanie et les dantologues italiens eux-mêmes se heurtent à des difficultés d’interprétation qu’ils avouent ne pas pouvoir surmonter. Ainsi, p. 182 (de l’éd. Vallard) :  « Pape Satan, pape Satan, aleppe » que l’éditeur qualifie de « paroles incompréhensibles » ; ajoutant : « inutile de vous torturer la cervelle pour en chercher l’interprétation. » (Lambicarsi) et, p. 725 : « propos dépourvus de sens qui renvoient à la confusion des langues issue de Babel (trad. de Marc Scialom) ou encore, p. 623 : « interjection dont le sens n’a jamais été parfaitement éclairé. » (trad. Marc Scialom) et dans l’édition Vallardi : « vers qui n’a jamais été interprété de quiconque quoiqu’il doive avoir une signification comme l’entend Virgile. » Nous verrons tout à l’heure quel sens donner à ce vers, en se fondant sur l’arabe dialectal de l’époque.

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 Le Prophète, dans les enfers, assiste au châtiment des hommes coupables de faux témoignages (en haut) et des scélérats (en bas). Source : Bibliothèque National de France, Cote : BNF Richelieu Manuscrits Supplément turc 190, Mîr Haydar, Mirâdj-Nâme, Afghanistan, Hérât, XVe siècle

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